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AOU 18

Une forme de vie

Je venais de poser la misère et le yuca à l'ombre, tout au fond de la cour pavée, avec aussi le bonsaï et toutes les plantes de l'atelier pour traverser l'été. Et c'est là que soudain j'ai commencé à m'affoler. Oui, j'avais terminé "À l'aube", le dernier Djian – une sombre histoire de perversité ordinaire –, et donc je n'avais plus de roman pour le début des vacances. J'aurai pu me raisonner, m'autopsyer pour voir ce que cachait cette urgence-là ou simplement attendre d'arriver là-bas au bord de la mer – en plus, je sais bien que sur place il y a l'Ancre de Miséricorde – mais non, c'est comme une drogue dure ce truc. Alors j'ai foncé vers la grande librairie à quelques pas de l'atelier – sur deux étages quand même – et, sur le chemin, je me suis dit je vais prendre un roman d'Amélie Nothomb. Une valeur sûre comme ça.

"Une forme de vie". C'est ce roman-là que j'ai choisi. « Ces mots évoquent en principe l'existence élémentaire des amibes et des protozoaires. Pour la plupart des gens, il n'y a là qu’un grouillement un peu dégoûtant. » Mais, là, c'est autre chose : Melvin Mapple, un soldat américain posté en Irak, devient obèse, il écrit à Amélie qui répond à presque toutes les lettres parce qu'elle est épistolière depuis l'enfance. Et parce qu'elle aussi a eu un rapport très spécial à la nourriture. Et c'est ça qui m'a accroché, cette question du rapport à la nourriture, boulimique ou anorexique, ça cache autre chose toujours. Bref. Une correspondance s'engage. Et l'échange de lettres fonctionne comme une scissiparité : l'un envoie une infime particule d’existence, la lecture de l'autre la double, la réponse la multiplie, et ainsi de suite. Une forme de vie donc. Avec cette question de l'obésité. 

Extraits :


En mars 2003, j’ai fait partie du premier contingent envoyé en Irak. Sur place, les problèmes ont commencé aussitôt. J’ai connu mes premiers vrais combats, avec les tirs de roquettes, les chars, les corps qui explosent à côté de vous et les hommes que vous tuez vous-même. J’ai découvert la terreur. Il y a des gens courageux qui supportent, moi pas. Il y a des gens à qui ça coupe l’appétit, mais la plupart, dont moi, réagissent à l’opposé. On revient du combat choqué, éberlué d’être vivant, épouvanté, et la première chose qu’on fait après avoir changé de pantalon (on souille le sien à tous les coups), c’est se jeter sur la bouffe. Plus exactement, on démarre par une bière – encore un truc de gros, la bière. On écluse une ou deux canettes et puis on attrape le consistant. Les hamburgers, les frites, les peanut butter and jelly sandwiches, l’apple pie, les brownies, les glaces, on peut y aller à volonté. On y va. C’est pas croyable ce qu’on peut avaler. On est fou. page 23

Alors les caporaux ont repéré le maillon faible, un certain Iggy, visiblement plus complexé que nous par son surpoids. Ils ont commencé à lui saper le moral, lui montrant des photos de lui avant : « Tu étais beau, Iggy, quand tu étais mince ! Qu’est-ce qu’elle dira, ta petite amie, à ton retour ? Elle ne voudra plus de toi ! » Iggy a craqué, ils l’ont opéré. Ça a marché, il a maigri comme un fou. Seulement, le fameux chirurgien, vexé de son peu de succès, est reparti en Floride. Peu après, l’anneau gastrique a merdé, s’est déplacé, il a fallu opérer Iggy d’urgence. Les chirurgiens militaires ont foiré, le malheureux est mort. Il paraît que c’était inévitable, qu’à moins d’être un spécialiste de cette opération, ça ne pouvait pas marcher. Il aurait fallu faire revenir le Floridien, mais il ne serait pas arrivé à temps. page 35

Il y a des gens qui gagnent à être cotoyés et d'autres qui gagnent à être lus. De toute façon, même quand j'aime quelqu'un au point de vouloir vivre avec lui, j'ai besoin qu'il m'écrive aussi : un lien ne me paraît complet que s'il comporte une part de correspondance. page 79

Hormis les épiphénomènes liés à ma vague notoriété, je suis logée à l’enseigne commune : être en relation avec qui que ce soit pose des problèmes. Même quand cela se passe bien, il y a des heurts, des tensions, des malentendus qui paraissent bénins et dont on comprendra, cinq ans plus tard, pourquoi ils ont rendu le lien intenable. page 87

Je mangeai du pain d’épice au miel. J’adore ce goût de miel. Le mot « sincère », qui est aujourd’hui si à la mode, lui doit son étymologie : « sine cera », littéralement « sans cire », désignait le miel purifié, de qualité supérieure – quand le margoulin, lui, vous vendait un pénible mélange de miel et de cire. Les gens nombreux qui abusent aujourd’hui du mot « sincérité » devraient faire une cure de bon miel pour se rappeler de quoi ils parlent. page 108

L’hôtesse nous distribua alors les papiers vert pâle que reçoit toute personne qui s’apprête à effleurer le sol américain, fût-ce pour trois heures. Ceux qui les voient pour la première fois ne manquent jamais de s’émerveiller du questionnaire auquel il faut répondre : « Avez-vous appartenu ou appartenez-vous à un groupe terroriste ? » ; « Possédez-vous des armes chimiques ou nucléaires ? » et autres interrogations surprenantes, avec des cases oui-non à cocher. Tous ceux qui les découvrent éclatent de rire et disent à leurs compagnons de voyage : « Que se passerait-il si je cochais le oui ? »
Il y a toujours quelqu’un pour les en dissuader fermement : « On ne plaisante pas avec la sécurité des États-Unis. » page 121

Amélie Nothomb - Une forme de vie - Livre de poche - Roman épistolaire paru en 2010 chez Albin Michel.