13
FéV 19

La nuit tous les chats sont gris

J'étais dans un motel et il y avait un chat gris l'autre nuit, dans mon rêve. C'était un très gros chat. Il y avait aussi beaucoup d'autres choses, mais sans savoir encore pourquoi, c'est surtout ce chat-là, je me suis dit, dont il faudrait que je me souvienne, le soir, sur le divan.
C'était plutôt une chatte d'ailleurs. Oui, une femelle parce qu'avec son gros ventre je voyais bien qu'elle était enceinte. Donc je raconte ce morceau-là du rêve à ma psy et elle me demande à quoi ça m'a fait penser. Au chat gris à la campagne, je lui réponds, parce que j'y avais repensé dans la journée. Ce chat-là je l'appelle « Jackson le gris ». Pour Eva c'est plutôt « Gris Gris » mais moi, tous les greffiers étrangers, je les appelle Jackson et puis j'ajoute la couleur de leur pelage pour les différencier. Même Héros, qui est le chat persan d'Eva, je l'appelle « Jackson le roux ».
Bref. On avait fini par adopter ce chat gris, et lui aussi nous avait adopté. Il aimait passer la chatière, dans un sens comme dans l'autre, et dormir dans la cuisine. Mais il était mal en point ces derniers temps. Il pleurait beaucoup, du nez, des yeux. Et puis un jour de l'automne, et tous les jours d'après, je ne l'ai pas revu. Il est mort, il avait le coryza, m'a dit la femme d'à-côté, qui se dit « happycultrice » et qui s'en occupait aussi. C'était un mâle donc, pas une femelle comme dans mon rêve.

Oui, ça cache sans doute autre chose, dit ma psy. Surtout que vous avez dit « enceinte », elle ajoute, alors que c'est rare de dire ça d'un animal. Là, elle avance à pas de velours ma psy, on dirait. Elle a peut-être son idée.

Ah oui ! C'est vrai, on dit plutôt « elle est pleine », mais l'image est trop forte, je trouve. Enceinte c'est pour une femme et ça me surprend que la bête puisse cacher une femme. Même si j'avais un peu pensé à ça tout à l'heure quand je me suis entendu dire « c'est une chatte ». Parce que ce mot-là, en argot, ça désigne aussi le sexe de la femme. Mais je n'avais pas envie de parler de ça ce soir. Alors j'ai un peu bégayé pour me corriger, j'ai failli dire « c'est une grosse chatte donc » mais j'ai préféré ajouter c'est une femelle.

Et là, maintenant, ma psy essaie de me brancher sur toutes ces femmes qui autour de moi ont des enfants et dont elle sait bien que je suis jaloux au fond. Surtout ma mère, avec ses enfants et ceux qu'elle gardait. Je la laisse dire parce que de ça non plus je n'ai pas envie de parler. Et c'est bizarre, en ce moment, les choses qui reviennent dans mes rêves, enfin ce qui se cache dedans, je n'ai pas trop envie d'en parler. Ma psy me dit que c'est là, quoiqu'il en soit, et quand je crois que je peux les mettre de côté, ça me déborde.

Je sais ça bien sûr. Alors je reviens dans mon rêve et je me souviens que la chatte vagabondait à la lisière d'une forêt. Et moi j'essayais de la rattraper. Je fais ça souvent aussi. Oui, je me cache, je veux me dérober à l'autre, m'échapper, parce que je me sens envahi, débordé par l'autre. Alors ce chat c'est peut-être un peu moi aussi.

Quand vous avez dit chat gris, tout à l'heure, j'ai cru entendre chagrin dit ma psy. Elle a mal entendu mais c'est joli ce mot-là, je me dis. Chagrin. Pourtant je ne vois pas du tout pourquoi j'aurais du chagrin. Et puis je repense à Jackson le gris, c'était un matou belliqueux, il se battait avec les autres greffiers, mais il semblait triste aussi parfois. Il errait dans le jardin en gémissant. Comme s'il avait le mal d'amour. Parce que toutes les femelles du voisinage sont coupées, enfin stérilisées. Et le coryza c'est comme s'il pleurait beaucoup dans la cuisine. Il est mort de ça peut-être, il est mort de chagrin.
C'est la première fois que ça m'arrive, je me suis dit, qu'une seule image du rêve mélange plusieurs facettes, mon côté enragé et tout le contraire peut-être. L'un cache l'autre peut-être. 
J'ai repensé un instant à mes cours à la fac sur la psychanalyse des enfants. Oui, il y a ces deux facettes qui s'entremêlent en nous, dès les origines, la position « paranoïde » et la position « dépressive ». Et puis j'ai raconté la suite de mon rêve.


***

Photo : Jackson le gris, alias Gris-Gris, à l'Atelier des Jardiniers. Il avait une oreille cassée aussi.