La petite poule noire recommence à couver mais pas seulement sur le mode de la « gestation pour autrui » comme au printemps. Non, elle a aussi ses œufs bien à elle cette fois. Trois petits de la couleur de l'ivoire. Et quatre gros de la rousse.
J'ai pris mon petit-déjeuner au bord de la mare. Une fois, tu as vu la carpe Koï sauter hors de l'eau, tu m'as dit. Oui, très haut par dessus les nénuphars et dans le soleil. Alors j'ai attendu.
Mais rien. Un couple de grenouilles a fait l'amour. Une autre s'est invitée un instant dans leur histoire.
Je suis parti à Jardiland acheter des croquettes pour poissons comme si, mine de rien, je pouvais dresser la carpe avec ça.
Sur le chemin j'ai croisé un bus où c'était écrit d'avance : « Ce bus ne prend pas de voyageurs ». J'ai trouvé ça bizarre parce qu'il paraît que certains choisissent ce métier-là – oui, chauffeur de bus – pour ne pas mourir seul. Je m'intéresse de très près toujours à la question de la vocation et je me souviens d'une affiche, dans le métro, il y a longtemps : une femme devant un homme bien allongé sur sa table de massage. Elle disait : « Moi, je veux être kiné pour dominer les hommes. » C'était une pub du journal l'Etudiant pour ne pas trop se fourvoyer dans son orientation et son métier.
À la caisse du Jardiland, une femme attendait comme une âme en peine pour le retour d'un article. La caissière lui a dit : « Attendez ! On va s'occuper de vous ! » J'ai trouvé ça menaçant alors que c'était sans doute tout le contraire.
À un moment, tu as laissé sur mon répondeur « un baiser sonore », comme tu dis. Tu trouves que mon message d'absence – mes mots, le ton de ma voix – c'est un peu comme ce qu'on dit juste avant de communier : « Je ne suis pas digne de te recevoir mais dis seulement une parole et je serai guéri. ». Ce message-là a plus de dix ans et je ne sais pas si, quand tu m'as appelé la première fois, tu as eu envie de me guérir ou de communier.
Aujourd'hui, quand tu me laisses un message, tu te laisses aller dans toutes tes histoires du moment. Là, tu partais à un séminaire psychanalytique pour une question qui te taraude beaucoup : « Peut-on guérir un patient pervers ? »
J'ai installé la poule noire dans l'espace pouponnière pour éviter que la rousse lui rajoute des oeufs et j'ai noté la date du jour à la craie sur le tableau noir. Plus vingt-et-un jours.
À la ville, Milena, la femme du bar, a branché un énorme panneau lumineux Heineken tout au fond de la cour. « C'est pour illuminer les jeunes qui fument du shit le soir » m'a-t-elle dit. Pour les dissuader donc.
Au marché, j'ai choisi un gros citron vert pour te faire un mojito le soir.
J'ai repensé à la femme qui attendait à la caisse du Jardiland, patiente ou résignée, et c'est là que j'ai retrouvé un souvenir d'enfance. Oui, quand avec mes frères on touchait une limite ou on se battait, ma mère nous disait : « Attendez ce soir ! Votre père va s'occuper de vous. » C'était forcément menaçant mais aujourd'hui j'imagine que je n'attendais que ça au fond. Une manière d'être en lien.
Quand tu es revenue, on a fait une balade sur le chemin des chèvres et tu m'as un peu raconté ton séminaire psychanalytique. À un moment, il y a eu une question dans la salle : « Un pervers peut-il être honnête ? » ; le psy a répondu : « Demander à un pervers d'être honnête c'est comme demander à une pute d'être sèche ». Je t'ai fait répéter car j'ai trouvé ça très cru. Toi, tu insistais sur le côté pervers de la question.
Et mille autres choses encore.
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Photo : Du côté ouest de la mare.