Agresser l'autre c'est mieux que s'agresser soi-même !
C'est ma psy qui m'a dit ça l'autre soir. Enfin elle l'a dit de manière plus savante, avec deux mots que je ne connaissais pas. Hétéro-agressivité et auto-agressivité. Et l'une vaut mieux que l'autre donc.
Tout ça parce que depuis un moment, je balançais pas mal de noms d'oiseaux et d'insultes sur son divan. Ça me surprenait moi-même et ce n'était pas contre elle a priori. Non, j'étais en rage contre un type qui m'avait méchamment percuté en vélo la veille au soir. De plein fouet. Il remontait la rue en sens interdit, le nez en l'air ou un peu bourré. J'étais aussi à vélo et cette rue-là trop étroite pour l'éviter.
Blessé au bras et à la cheville, j'ai pris sur moi. Désinfectant, sparadrap, Arnica, Doliprane, j'ai cherché une pharmacie pour me faire une trousse de secours en urgence. Et puis j'ai traversé la nuit sans trop d'encombres ni de médocs. Juste les mots de la pharmacienne qui ont tourné un peu en boucle à l'heure des rêves. « Attendez de voir demain ! » elle avait dit. Oui, la tête dans son antivirus en plexiglas – enfin à travers l'hygiaphone – elle a fait la moue quand elle a vu les plaies, la malléole écorchée, les ecchymoses. « Il y en a qui sont durs à la douleur ! » elle a ajouté. Ça m'a mis le doute.
Je me suis rappelé un autre accident. Dix ans plus tôt, en scooter. Sortie de virage. Glissade sur je ne sais quoi ni comment, vol plané et l'insoutenable légèreté de l'être sur le bitume. Les mois d'après ont été douloureux mais, sans coupable ni témoin, c'est resté une énigme. Absurde, insoluble. Oui, je roulais sans faire mon malin a priori. De l'huile sur la chaussée peut-être ? Ou bien j'avais buggé ou divagué un demi quart de seconde, ce genre de farces et attrapes de la vie quotidienne. En tout cas, je ne suis plus jamais remonté sur un scooter.
Le fermier d'à-côté s'interrogeait aussi l'autre jour sur ce genre d'énigme existentielle. À sa manière. Il racontait la fois où un autre fermier rentrait des champs. En tracteur et la herse à labour accrochée à l'arrière, avec toutes ses dents d'acier. À un moment une petite route de forêt trop étroite pour se ranger et un homme qui le suit en voiture. Et, soudain, la herse à labour qui lâche et qui percute l'automobiliste. De plein fouet. Ainsi la vie est une équation à plein d'inconnues.
Mais rien à voir avec hier soir. Là, je pouvais m'en prendre à l'inconnu justement. C'est plus facile quand on croit que l'inconnu est au dehors. J'étais heureux que son dérailleur soit déglingué. Je l'ai regardé rebrousser chemin et traîner son vélo vers je ne sais où. J'ai demandé à ma psy si c'était normal ce genre de rage au fond ?
Je n'imaginais pas qu'elle me réponde mais c'est là qu'elle a parlé d'hétéro-agressivité. C'est tout un monde ce mot-là j'ai pensé. J'avais tellement hésité à lui parler de l'accident. Je craignais qu'elle me demande si j'avais un casque ou, au contraire, qu'elle fasse la thérapeute qui console. Des craintes d'enfant, je le sais bien, et la « névrose de transfert » qui va avec aujourd'hui.
Et quand j'ai commencé à m'enrager, elle va encore faire dans « l'hyperréalisme » j'ai pensé. Oui, chercher des correspondances entre hier soir et maintenant, entre la rue et le divan, l'inconnu et elle ou moi...
C'est toujours redoutable cette manière de faire. Ça débusque les jeux de transfert justement, ça met au jour une part du « code source » de nos scénarios intimes. Oui, parce qu'il y a forcément une agressivité première dans l'accordage des origines, dans le face à face avec l'autre. Et pas mal d'accidents aussi. Sans vraiment de coupable ni de témoin.
Et là, avec son concept hétéro-agressif, c'est comme si elle me disait : Back to the Jungle !
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La photo, là, c'est aussi une sorte d'énigme insoluble. Oui, un ballot de foin qui a dévalé la route. Sans que personne ne sache pourquoi ni comment. « Ni percuter personne » a ajouté le fermier d'à-côté.