C'est vraiment jouissif, à chaque fois, ce moment-là. Oui, bourrer la Twingo de tous les pots cassés, des casseroles, du parasol qui soudain avait volé dans la mare, avec le tapis rouge, le vieux sèche-cheveux, les trucs tordus ou complètement foutus, toutes les bricoles accumulées les mois passés, empilées au fond de l'appentis. Et puis partir à la déchetterie sans rien voir du chemin derrière soi. Et balancer tout ça dans les bennes en ferraille toutes cabossées, rouillées.
C'est bizarre, il n'y a que des hommes dans ce lieu-là. Tatoués, crânes rasés, barbe style hipster. En pick-up ou en fourgon. Ce n'est pas qu'un tour de force à chaque fois, c'est un style de vie aussi.
Un jour, j'ai quand même aperçu un couple avec la remorque double essieux arrimée à la Volvo. Tous les deux en salopette de jardinier, sur le quai « déchets verts ». C'est la haie de thuyas qu'ils avaient rasée visiblement. Coupe sévère. En duo.
Une fois, je me rappelle, une patiente avait aussi évoqué en séance cet instant particulier, plus ou moins cathartique pour elle, quand elle fermait le coffre de sa voiture sur tout son bordel des derniers temps. Juste avant d'aller à la décharge locale. Et retour. Clang ! Elle imitait le bruit du coffre. Ça lui faisait comme une décharge au-dedans d'elle. Un soulagement disait-elle.
Il faut dire qu'avec le transfert, ce que les gens racontent a un lien implicite, mais direct, avec ce qu'il se passe en séance : elle utilisait aussi ces moments-là comme une décharge. Émotionnelle. Rageuse. Au coup par coup. D'autant plus forte qu'elle rechignait à s'engager dans des séances plus régulières. Pour « relier les points » en quelque sorte ; les points de son histoire, je veux dire. Autrement c'était comme les « dépôts sauvages » au bord des chemins...
« Le fait de désencombrer et de se débarrasser des objets indésirables peut être une source de satisfaction pour de nombreuses personnes. [...] » C'est le chatbot Gemini, aka Google Bard, qui mouline ça. Même s'il parle comme les coachs – sans jamais de reliefs ni d'aspérités, genre accords toltèques – je lui balance aussi des questions plus ou moins tordues. Là, j'ai voulu savoir s'il existe des études, des articles sur l'expérience des gens dans les déchetteries ?
« Cela peut être vu comme une façon de prendre le contrôle de son environnement et peut conduire à un sentiment de paix et de clarté » il a ajouté.
Pour faire mon malin, j'ai mis aussi sur Instagram une photo de la Twingo bourrée à bloc. Coffre et côté passager. Et quelques mots en légende. C'est là qu'une psychanalyste a commenté qu'elle n'imaginait pas du tout cette manière de faire. Parce qu'elle habite Freiburg et là-bas « la personne qui souhaite euh, se délester, dépose sa chose dans une caisse, avec un écriteau "à offrir"... »
C'est vrai que je tournais autour du pot, si j'ose dire. Oui, sans rien dire ici de l'origine de cette sensation très intime de « délestage ». Et puis de cette histoire de cadeau à offrir, dans l'apprentissage de la « propreté », dans le commerce avec la mère. Mon côté toltèque sans doute.
Mais ces mouvements de charge-décharge, cette jouissance par accumulation, rétention-lâchage, tout ça n'est pas réservé au stade anal. Ça imprègne souvent toute une manière de vivre. Par à-coups. Alors qu'il y a une autre forme de plaisir, plus continue...
« L'homme n'a pas inventé le coït, seulement les préliminaires. L'assignation de la décharge comme but monotone de la pulsion a longtemps marqué chez Freud un reste d'équation entre instinct et pulsion, génital et sexuel. Les préliminaires, cette sexualité sans fin, héritière directe de la sexualité infantile, montrent au contraire que quelque chose de la pulsion est « contre la pleine satisfaction », contre la « petite mort », pour le plaisir.
Loin de s'exclure, tension et plaisir profitent l'un de l'autre. L'œuvre millénaire du sage Vátsyáyana, le Kama-sútra, inclut parmi ses propositions de différer l'orgasme à n'en plus finir : « Un plaisir sans retenue se tue lui-même. » L'ouvrage fait de la relation sexuelle une chorégraphie, sans grand rapport avec ce que le coït naturellement et bêtement propose. La sexualité est devenue un ars erotica.
Les préliminaires ne sont pas seulement, de la sexualité, la part la plus humaine, ils conditionnent la rencontre entre les sexes. Parce qu'à ce jeu-là la femme « est moins prompte que l'homme », Ambroise Paré, en digne héritier de la médecine hippocratique, conseillait à l'homme de « mignarder, chatouiller, caresser et émouvoir » celle qui, autrement, « resterait dure à l'éperon ».
Préliminaires – Les 100 mots de la psychanalyse – Jacques André – PUF