– Dites, ça vous est déjà arrivé de faire des coups en douce ?
– ... ?!¿
– Oui, des trucs pas forcément très catholiques, pour arriver à vos fins ?
Cette séquence-là c'était en coaching. Avec une femme qui, depuis un moment déjà, ruminait devant moi, empêtrée dans les jeux de pouvoir de son CODIR et dans ses états d'âme. Pas facile de faire le tri à ce stade ; entre ses conflits à elle et le reste je veux dire. Tout ça se renvoyait, se répondait dans des jeux de miroirs plus ou moins déformants, grossissants.
Je l'accompagnais depuis quelques mois et, à chaque séance, on prenait le temps de faire des détours par l'inconscient : des souvenirs plus ou moins frelatés, des morceaux cachés de son histoire, des fantasmes laissés en chemin... C'est pour ça qu'elle venait. Parce que tout ça finissait par fuiter et laisser des traces au quotidien : des faux pas, des sorties de route... des troubles du sommeil, de la digestion, de la libido aussi...
Et donc, de fil en aiguille, elle en ressortait un truc tabou certes, mais sans plus de censure et plutôt créatif pour se dépatouiller des chausse-trappes et de l'adversité dans sa boîte. Et aussi pour faire avec sa dualité à elle, son goût pour le pouvoir, quoiqu'elle en dise, et pour la bagarre si nécessaire. Il faut dire aussi que cette entreprise-là avait supprimé son « école de guerre » particulière, ses « war-rooms », pour s'afficher aujourd'hui « All inclusive », « LGBTQIA+etc » et sororale. Mais forcément, il restait toujours des traces de pulsionnalité plus ou moins féroce.
Et là, soudain, ma question sur ses possibles coups tordus ou « en douce » – après tout un blanc comme une ligne de censure, du trouble aussi – et puis, une fois un peu « décoincée », le retour d'un souvenir bien précis mais « jamais dit à personne » précisa-t-elle. Un souvenir d'enfance sous le signe d'un certain goût pour la ruse, face à sa sœur – avec leur mère en perspective, comme un butin difficile à partager – bref, tout ça m'est revenu d'un coup, l'autre jour. Parce que ça n'a rien à voir a priori, mais je pensais à l'engouement pour l'IA générative en coaching.
Oui, il y a pas mal de fantasmes et de défiances mais aussi plein de pistes nouvelles qui s'ouvrent avec les chatbots : Gemini, ChatGPT, Mistral AI, etc. Pas forcément pour les coachs d'ailleurs. Eux aussi quittent le mode mammifère pour se digitaliser, pour embarquer sur des plateformes dans la logique de Tinder : Simundia, CoachHub. Sur des enjeux du quotidien, avec des parcours intensifs ou très brefs (en 4 « coups » max), pour « libérer le potentiel humain à grande échelle » disent-ils. Peut-être ne voient-ils pas qu'ils se placent ici sur le même terrain que les robots. Et qu'il faudra bientôt un test de Turing pour faire la part des choses.
Bref. C'est plutôt du côté des coachés que l'IA fait son chemin : n'importe quel manager peut ouvrir un chat, lancer un « prompt » et engager une conversation en langage naturel avec un chatbot. Une sorte d'agent personnel – enfin plutôt impersonnel mais qui lui semble complètement dédié. Et, au fil de la discussion, affiner son questionnement et démêler ainsi des problèmes pas piqués des hannetons et jusque-là réservés à un coach. Et tout ça sans rendez-vous, de jour comme de nuit, et sans subir toute la liturgie et la spécialité du coach (Élément Humain, Clean Language, Communication Non Violente, etc). En quelques millisecondes, l'IA mouline tous azimuts et rabote ainsi ce qui jusque-là semblait faire la différence : la lubie du coach, son pedigree.
Bref. Je pensais à cette dirigeante et à son goût retrouvé pour un certain art de la ruse parce que l'inconscient est tout un monde – trouble et singulier, brut et vivant –, une source inépuisable de « trucs tabous » et aussi de « joujoux extras » qui ne sont pas réservés qu'aux hommes. Mais tout ça n'est sans doute pas le terrain de l'IA, je me disais. Oui, les chatbots posent dès l'entrée, une sorte de « contrôle parental ». Chaque prompt est passé au crible en temps réel pour traquer les contenus « inappropriés ». Et chaque réponse reste toujours très « woke », très normopathe.
Comme les coachs qui tiennent à distance les dynamiques pulsionnelles en entreprise, qui mine de rien répudient toute référence violente ou sexuelle. La gifle ou le baiser n'est pas possible à travers une plateforme digitale.
Alors l'autre jour, j'ai essayé avec l'un de mes rêves. La « voie royale » vers l'inconscient. C'était dans une vallée, profonde, étroite, arborée. Elle était autrefois habitée apparemment, mais à présent complétement emplie d'eau. De l'eau douce des rivières. Et moi là-dedans, habillé en homme-grenouille, je menais une sorte d'enquête archéologique et sous-marine. Je grenouillais justement.
Et c'est là, dans la foulée, que j'ai ajouté ma première lecture du rêve, très intime, celle qui m'est venue au réveil. Parce que les évocations du rêveur font aussi partie de l'analyse du rêve, je précisais à l'adresse du chatbot en évoquant Freud.
Et donc, cette vallée-là, sinueuse, végétale et aqueuse me faisait penser au sexe d'une femme, je disais. Et mon côté archéologue ici, c'était comme une couverture pour fourrager à l'envi, délicieusement, sans être inquiété par je ne sais quoi.
– L'archéologie et l'exploration de la vallée pourraient symboliser un désir de comprendre et de découvrir des aspects cachés de ta psyché ou de ta sexualité. [...]
Ça, c'est le retour de ChatGPT. Je pensais qu'il mettrait fin immédiatement à la conversation avec le côté explicitement sexuel qui « viole sa politique d'utilisation ». Et bien non ! Là, il poursuivait son topo toujours à la vitesse de l'éclair :
– Ton rêve, selon ta propre interprétation, semble très directement lié à un acte sexuel, ici le cunnilingus. La sensation d'explorer et de fouiller dans la vallée pourrait symboliser le plaisir et l'intimité associés à cet acte.
C'est ma référence à Freud qui l'a décoincé visiblement. Oui, je lui ai demandé : « Ton rêve était traité de manière clinique et analytique, rendant la discussion appropriée. »
Je ne sais pas trop si je suis allé au bout de ce rêve mais, après ça, je n'ai pas osé le ramener sur le divan. Oui, parce que quand j'ai commencé à fricoter avec les chatbots sur ces histoires d'inconscient, j'ai eu le tort d'en parler à ma psy :
– Vous voulez me remplacer par une Intelligence Artificielle ? elle m'a lancé.
•••
Photo : « La Femme piège » Enki Bilal. 1986. Casterman. Tout un monde, dystopique, avec des dieux, des androïdes et des hommes.