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SEP 24

Entre deux lampées

À chaque fois, c'est pareil. Le liquide encore brûlant, noir, et la première gorgée, amère, âpre, sur les lèvres, sur la langue.

Ça passe illico dans tout le corps, comme par intraveineuse. Et alors le cœur qui soudain s'affole. Enfin c'est l'inverse, si au bout d'un moment je n'ai pas ça, je m'affole. Juste une ou deux lampées, avant les douze coups de midi. Une addiction, clairement.

Mais pourquoi ça ? Pourquoi juste quelques gouttes de ce goût-là je me suis demandé. Non pas pour en finir avec cette dépendance mais, au contraire, pour mieux en profiter. Parce qu'on savoure davantage, je trouve, quand on connaît l'histoire particulière de nos goûts.

À une époque, il m'en fallait bien plus. Pas forcément de ce breuvage mais dans la manière de faire. Oui, au comptoir si possible. Un instant, sur le zinc. C'est très cliché. Mais un cliché d'enfance pour moi. C'était quand parfois je partais avec mon père vers sa journée de travail, dans sa 2 CV fourgonnette. Au bout du chemin, il faisait une halte comme ça, au café de la ville château, pour un expresso au comptoir. Un instant entre deux. L'image m'est restée, et moi accroché dedans. Autocollé. C'est peut-être ça, simplement, l'origine.

Mais quand les choses semblent coïncider ainsi, se répéter trait pour trait, c'est souvent un leurre. Parce que l'inconscient joue à cache-cache.

À un moment, j'avais essayé le café allongé. Pour prolonger le plaisir et poursuivre l'enquête peut-être. Mais c'était le contraire : plus du tout l'effet coup de fouet. Tout se diluait, l'amertume, la sensation...

Il y a dans la scène du bar avec mon père toute une part manquante j'ai pensé. Peut-être qu'il m'offrait une limonade ou un chocolat chaud alors ? Je n'arrive pas à savoir, à retrouver ce qu'il en était pour moi, tout à côté de lui, debout à hauteur du zinc ou peut-être assis sur un tabouret du bar. C'est la part cachée, la part absente de nos souvenirs qui nous happe, qui nous tient.

Une autre fois, je demandais d'ajouter pas mal de crème, façon café viennois. En terrasse si possible. C'est bizarre, la crème c'est le monde maternel. Alors pourquoi vouloir ajouter ça ici ? Et c'est là qu'un autre morceau d'enfance m'est revenu.

C'est samedi ou dimanche. Fin de repas. Le bruit du moulin à grain. Et puis la cafetière italienne sur le feu. Un verre Duralex. Courbes biseautées. Un, deux, trois morceaux de sucre. Tout un rituel intime. Et un quatrième sucre.

– Oh ! C'est trop ! C'est pas bon pour toi, tu sais.

Une sorte de commerce amoureux entre mon père et ma mère. Je n'ai rien à faire là, mais je m'accroche, de loin. Un instant entre eux deux. Et à la fin, mon père qui offre une part du breuvage à sa femme. Juste une ou deux lampées. À chaque fois. Une gourmandise.

 

– Dis, tu en veux un peu ?

Là, ce n'est plus l'enfance, c'est maintenant. Enfin, le samedi autour des douze coups de midi. En terrasse. Un expresso. Et à la fin, une ou deux lampées avec Eva.

Eva qui, tout l'été, a la peau couleur café.

***

La photo, là, c'est comme dans mon souvenir. Ou l'inverse...