« Douce nuit, mon pote ! »
Cette manière-là de dire, complice, familière, ça lui a pris tout d'un coup au printemps, je crois. La première fois, j'ai rigolé, comme sous l'effet d'un trait d'esprit. Oui, ces sortes de fulgurances sorties tout droit de l'inconscient. Mais ça m'a fait bizarre : les potes, pour moi, ce n'est pas hétérogame, c'est plutôt entre mecs. Je n'ai pas questionné plus avant. Elle m'avait parfois raconté le plaisir pour elle, enfant et plus tard, de jouer plutôt avec les garçons. Électivement.
Bref. Elle a aimé m'embrasser dans la foulée, et moi aussi, et ce n'était pas du tout amical – pas comme des potes, je veux dire.
Et puis, c'est revenu au fil des jours d'après, sous différentes formes. Sur le sofa, dans la cuisine : « Allez, viens-là mon pote ! » « T'es vraiment mon pote ! », et cetera.
Elle rigolait beaucoup sur le moment, et elle se collait à moi, par devant, sur le côté, par-dessus. Ça me faisait bien rire aussi. C'était comme une invitation à jouer. Un peu animal aussi, comme des bêtes dans une meute.
Mais ça me troublait, parce que c'est quand ils se séparent que parfois les amants veulent devenir amis, j'ai pensé. Une sorte d'entourloupe alors pour ne plus s'aimer. Plus comme avant, en tout cas. Pour éviter de se faire du mal aussi. Ou bien, à l'inverse, c'est quand une histoire d'amour commence, juste avant de s'avouer amoureux, qu'on se déclare amis. C'est une défense, alors, pour tenter de leurrer sa libido.
Là, avec Eva, on n'en était pas là. Même si, je me rappelle, j'avais tenté ce genre de salades au tout début. Oui, malgré tous les atomes crochus qui me rendaient fou avec elle, je lui proposais d'être juste partenaires particuliers. Il faut dire que notre duo était bigrement enjoué et décalé : Mars & Vénus sur le divan. L'inconscient, un ami qui vous veut du bien. Les sept péchés capitaux ou comment coacher avec ses démons... On animait plein d'ateliers pour des institutions en peuple coach. Ça décoiffait pas mal, ça faisait des feux d'artifice. Il faut dire aussi que c'était bien avant que le coaching tombe dans la normopathie. Et les coachs avec.
Mais malgré tout ça, non, elle ne voulait pas d'embrouilles. Moi, je sentais bien que toutes les réactions chimiques entre nous, c'étaient des accroches inconscientes, multiples et irrésistibles. C'est comme ça dans tous les couples qui se font ou se défont : il y a, pour chacune et chacun, tout un imaginaire intime, une sorte de petite cosmogonie portative. De part et d'autre. Et tout ça fait des chassés croisés, des malentendus, et ça s'entrelace ou bien ça explose. Mais on n'y comprend pas grand-chose, car ça se tricote à l'insu.
Bref. Ici, et depuis le printemps, c'est toujours d'actualité, cet élan d'amitié qui se mêle à l'envie de jouer. Et je repense alors à une note de Freud au sujet des hommes, souvent :
« Là où ils aiment, ils ne désirent pas et là où ils désirent, ils ne peuvent aimer. »
Sigmund Freud – Sur le plus général des rabaissements de la vie amoureuse, 1912.
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La photo, là, c'est bien avant le printemps dernier. C'est quand Eva m'avait invité à jouer aux dominos. Au début, je regardais tout ça de loin et elle un peu de travers. Parce que ça me faisait trop penser aux bagarres en enfance, avec mes frères : la bataille navale, les jeux de carte, le Monopoly... Je crois bien que ça finissait toujours mal...