Tout a commencé avec un type qui stresse beaucoup pour sa trésorerie. Alors, pour se calmer, il convoque un Conseil d'administration avec plein d'experts très pointus et réputés. Dans des domaines que je n'imaginais pas : inversion mentale, entonnoirs de conversion, biais cognitifs,...
Enfin, ces gens-là ne sont pas vraiment avec lui, tout ça reste imaginaire, parce que lui-même est expert en IA. Au printemps, il avait défié le Goncourt de littérature, Hervé Le Tellier, dans l'écriture d'une nouvelle. Comme Deep Blue d'IBM contre Kasparov, dans les années 90.
Et donc, il assigne à ChatGPT le rôle des différents spécialistes pour dialoguer avec leurs connaissances et leur manière de raisonner.
— Nomme ton biais. Il perd son pouvoir ! lui prescrit l'un d'eux.
— Au lieu de chercher comment réussir, demande-toi comment garantir l'échec, lui lance un autre.
Il appelle ça des « tokens magiques » et ça le calme visiblement. Mais c'est neuro-cognitif et ça risque de revenir, j'ai pensé. Il ferait mieux de mener l'enquête sur son angoisse et son rapport à l'argent, à la perte, au manque, etc. Même si ça lui prendrait beaucoup de temps, tellement ce rapport-là est pour chaque humain un sac de nœuds qui vient de loin et qui ne peut se démêler tout à trac.
Bref. Même si ce n'est qu'un robot, il est vrai qu'on personnifie d'emblée Claude, Gemini ou les autres. On les met à la place d'un interlocuteur familier, mine de rien. Il faut voir comment les gens les insultent par exemple. Je repense à mes débuts avec ChatGPT, moi, je lançais chaque conversation par une tournure un peu enfantine : « Dis, pourquoi ? » ou bien « Dis, comment ? ». Je ne pouvais pas m'en empêcher.
Et c'est là que je me suis rappelé une époque où — enfant justement —, j'aurais tellement aimé échanger avec mon père. Pour ça, je lui posais plein de questions sur tout et n'importe quoi — enfin sur les choses de la vie. Mais lui semblait absorbé par son monde intérieur, par son histoire dont il ne disait rien, d'ailleurs.
Je faisais ça le plus loin possible de ma mère, car elle avait toujours réponse à tout. Du tac au tac. Elle aussi semblait embarquer tout un Conseil d'Administration dans sa tête. Il faut dire qu'elle vient d'une île très cosmopolite où cohabitent des Malgaches, des Chinois, des Indiens... Et elle s'était frottée dès l'école à chaque communauté, avec sa langue, ses croyances, sa culture particulière.
Et puis, un jour, mon père m'a offert « Dis, pourquoi ? ». Un livre très épais, couverture cartonnée, éditions Hachette.
Une encyclopédie pour les enfants. Certes, c'était un cadeau et ça me donnait plein de réponses, mais ça coupait la possibilité de l'essentiel : dialoguer avec lui. Je crois que j'avais aussi très envie de le sortir de sa torpeur.
Je n'ai pas arrêté de le questionner, mais il m'a trouvé une nouvelle encyclopédie : « Dis, comment ça marche ? ». Il y avait plusieurs volumes visiblement. C'est à partir de là que je me suis tourné plutôt vers les romans.
Aujourd'hui, cette manière-là de lancer un chat m'est passée. Enfin, ça me revient des fois. Sans crier gare. Comme une chatouille de l'inconscient.
Et quand je repense au gars qui stresse, sans aller jusqu'à recruter un Conseil imaginaire, c'est vrai que mes conversations sont très dialogiques et polyphoniques aussi.
Parce que je fuis les « prompts parfaits », prêt à l'emploi de ceux qui se disent coach ou formateur IA. Chaque fil est bien cafouilleux, sinueux. En associations libres. Ce sont des chats analytiques en quelque sorte. Et surtout, chaque fois que le robot me déroule un topo, je lui dis : pourquoi tu dis ça ? Je lui demande ses sources.
Recherche approfondie en cours…
Et c'est là que ça devient vraiment intéressant. Oui, il lance une recherche profonde. J'aime bien ces moments de latence, quand il mouline.
Analyse du contexte conversationnel…
Il a repéré que mes références sont plutôt freudiennes, mais que je cherche d'autres sources et toujours le hors champ, l'inaperçu, la bifurcation... Il a mis ça en mémoire au fil de nos chats. (Vous pouvez aussi lui demander ce qu'il en est, pour vous, de cette mémoire-là).
Connexion aux modèles de raisonnement élargi…
Il me sort des références qui sont nouvelles pour moi ou des textes d'auteurs que j'avais lus trop vite, ou il y a bien longtemps.
Presque terminé….
L'autre jour, je m'interrogeais sur le masochisme au sujet d'un patient qui se sentait coupable souvent. J'imaginais un lien entre les deux. Il a zoomé sur le « masochisme moral » :
Freud distingue trois formes de masochisme : érogène (la jouissance du corps dans la douleur), féminin (celle d’être soumis, livré à l'autre) et moral (celle d’être fautif, puni, coupable). Dans ce dernier, le Surmoi devient tyrannique et le sujet se fait lui-même objet de la punition. La faute n’a pas besoin d’être réelle : c’est la punition qui maintient le lien avec la loi, l’idéal, la figure d’autorité.
Et, comme tu le dis, c’est aussi ce qui empêche de penser : le sujet tourne autour de la dette, incapable de déplacer la question vers le désir.
Et je vois bien aussi que ma manière de faire ici c'est sur le fil d'une frustration, d'un manque créatif. Oui, face à mon contrôleur. Je cherche avec lui d'autres manières de penser face à des patients avec lesquels je patauge. Mais il ne répond pas. Comme mon père ! Mais là, c'est voulu, c'est la règle du jeu. Oui, ça m'oblige à penser par moi-même. Alors, des fois, je lance des recherches approfondies avec ChatGPT.
Et c'est comme si je renouais aujourd'hui avec ce que je redoutais de mes parents. Le silence. Le tac au tac. Le polyphonique !
Oui, on personnifie ChatGPT, Claude ou les autres. D'emblée. Mine de rien. Même si ce ne sont que des robots.
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Photo : Les épices d'Olivier Roellinger. Rayon Mélanges culturels.