Dépasser une situation bloquée, développer de nouvelles habiletés, franchir un cap délicat… Autant de bénéfices apportés par le coaching individuel pour le dirigeant ou le manager de proximité. Pourtant, face aux changements d'organisation de plus en plus rapides et incessants, l'accompagnement individuel crée ses propres limites : renforcer l'isolement et le sentiment de solitude, psychologiser et intérioriser les injonctions de l'organisation, participer à une forme de suradaptation…
Pour répondre au besoin de recréer du lien, se retrouver entre pairs face aux situations difficiles, de nouvelles formes de coaching plus collectives se développent : groupes de co-développement, supervision des pratiques managériales, groupes d'analyse de pratiques…
Déjà utilisées pour d'autres métiers solitaires et où la pratique est un mélange d'inné, d'éthique, de savoirs d'action et d'expériences, ces formules se développent dans le monde du management.
Plongeons au cœur d'une séance de "coaching individuel en groupe" avec des cadres dirigeants.
Ces lignes sont issues d'un chapitre de mon premier ouvrage : Dans l'intimité du coaching, Editions Démos, Mars 2008.
Sortir de la solitude du management
Comme un lien vital et peut-être toxique
- C'est un peu comme un tuyau qui coule à jet continu. Et je dois rester au dessous… Sinon, je risque de passer à côté d'informations importantes pour ma filiale.
- J'ai ici une image plutôt clinique : comme une perfusion. Et je me demande quel liquide coule dans le corps de celui qui se relie au tuyau : une source vitale… et peut-être létale !
Ce tuyau c'est la boite à mails de Stéphane, dirigeant d'une filiale d'un groupe bancaire.
Et c'est ainsi que débute ce coaching individuel en groupe, un espace créé pour des dirigeants. Ils sont six, sept ou huit et se retrouvent tous les deux mois, pendant une après midi.
La formule à l'apparence d'un club de dirigeants, mais sans "grand témoin" extérieur pour présenter un nouveau prêt-à-penser managérial. Tous appartiennent à des univers où l'incertain, la pression du temps réel, le désordre et la complexité bouleversent les repères appris à l'école du management. Chacun vient avec ses questions, ses doutes et son envie de cheminer avec ses pairs, à la découverte de nouvelles ressources.
Stéphane poursuit :
- Dans la centaine de mails qui tombent chaque jour, il y a pourtant quelques infos vitales. C'est la dose de mails inutiles qui est létale ! L'envahissement aussi. Nous avons créé une charte du mail, mais les fusions successives, l'organisation matricielle, les projets stratégiques augmentent l'embolie. Et nous obligent à être connectés, toujours.
- Et quelle est votre question ?
- Comment gérer cette entropie ? Ou, simplement, quels seraient les moyens pour gagner du temps, mieux déléguer ?
Souvent, le dirigeant qui ouvre la séance exprime sa demande sous forme d'apport de "recettes"… comme un réflexe conditionné pour obtenir un résultat immédiat. Cette demande officielle me fait ici l'effet d'un "os à ronger" lancé au coach ; je crois percevoir autre chose : le besoin de tout maîtriser ? Ou une forme d'addiction ? Mais c'est peut-être ma projection personnelle et il est encore trop tôt pour utiliser mes résonances.
Et le groupe offre de multiples ressources, démultiplie les compétences du coach.
La métaphore, une ressource pour naviguer dans la complexité
- Qui a envie de donner un feedback ? Avec une métaphore par exemple.
- Cela m'évoque une laisse électronique et paradoxale : comme si Stéphane tenait lui-même cette laisse digitale.
- Pour moi, c'est l'image d'un thermomètre du pouvoir. Un pouvoir dont un symbole serait le nombre de mails qui tombent chaque jour.
- Moi, je perçois une forme de dépendance ; derrière laquelle se cache peut-être une crainte : l'angoisse de ne recevoir aucun mail, un jour. Qu'est-ce qui se passerait alors ?
Je propose le langage métaphorique pour permettre à chacun d'exprimer ses intuitions, sa subjectivité, son imaginaire. En effet, tous évoluent dans des métiers où la relation aux savoirs et à la rationalité est forte : hautes technologies, finances, consulting… Et chacun utilise ce feedback sensitif, avec créativité et plaisir, comme une ressource pour naviguer dans la complexité des situations. Les images et parfois la référence à un conte ont l'avantage de mettre en scène la situation vécue sur un mode analogique. Elles permettent au dirigeant de se dissocier de la situation et d'explorer de nouvelles possibilités.
Je reviens vers Stéphane :
- Qu'est-ce qui fait écho pour vous ?
- Tous ces retours sont bien confrontant. Et justes… Mais je me sens, un peu plus coincé !
- Et quelle est votre demande, maintenant ?
- Pour l'instant, je ne sais plus trop.
- Alors je vous propose une expérience : continuer de ne pas savoir, encore un moment… Et, si vous en êtes d'accord, je continue le tour d'horizon des demandes.
J'ai ici l'intuition que cette proposition paradoxale, agir sans agir, fera peut-être émerger autre chose pour Stéphane. C'est une autre liberté du coaching en groupe : amplifier l'expérience qui se présente, accompagner le mouvement. Par exemple ici, suspendre, ne serait-ce qu'un instant, la pression du temps, du résultat.
Le coaching en groupe bouleverse aussi mes propres repères : je ne peux pas appliquer de protocoles ; la complexité des situations apportées et des interactions dans le groupe ne le permettent pas. C'est le groupe qui crée le processus. Je décode ce qui émerge, j'accompagne le mouvement, j'invente avec le groupe.
Le premier plus petit pas possible
Magali prend le relais :
- J'ai envie de commencer par ma météo personnelle : un ciel gris, lourd, et des risques d'orage en fin de journée ! J'ai reçu du coporate le baromètre social de notre Business Unit. Nous sommes en dessous de la moyenne du groupe. C'est un peu comme l'arroseur arrosé : une disqualification du management, par le haut et par le bas, dans une période de changements lourds, d'efforts continuels…
- C'est comme une plainte continue que vous apportez aujourd'hui.
- Oui… Je me fais un peu l'écho de ma B.U.
- Et quand vous relayez cette plainte, qu'attendez-vous de moi, du groupe ?
- J'aimerais que vous m'aidiez à transformer ce diagnostic en dynamique positive.
- Plainte, diagnostic, aide… Nous allons vers la relation de soin. Cela me donne un peu de fièvre, car je n'ai pas cette compétence !
- Alors que me proposez-vous ?
- C'est peut-être le thermomètre qui génère la maladie ?
Je perçois des sourires dans le groupe. Magali est interloquée :
- C'est un baromètre, pas un thermomètre ! Je ne comprends pas ?
- Et qu'est-ce que vous comprenez ?
Long silence. Hervé, amusé, prend la parole :
- C'est peut-être le baromètre social qui crée un problème de management !
Magali reprend alors avec un sourire :
- C'est vrai que notre note est de 11/20. Et la moyenne du groupe de 13.
- Et ?
- Et, j'ai envie de changer ma question : comment m'appuyer sur cet audit pour recréer du souffle ?
- Et pour ça, quel premier pas aimeriez-vous faire ?
- Pour l'instant, je ne vois pas ?
Pour l'instant, Magali et moi sommes bloqués ! J'ai décliné la demande d'aide ; et le recadrage proposé bouleverse un paradigme : le benchmark, le classement, la comparaison peuvent motiver… et aussi démotiver, comme à l'école !
Un silence serein s'est installé dans le groupe. Chacun a maintenant l'expérience de ce langage du silence, propice à l'apprentissage créatif. Magali, nous tous, sommes bien posés sur nos chaises ; sept chaises installées en arc de cercle presque parfait.
Magali a apporté le rapport d'audit. Il est bien posé sur ses jambes, comme un support et, en même temps, un obstacle, peut-être. J'ai ici l'intuition d'un autre langage possible.
Amorcer un premier mouvement
- Magali, je nous vois bien coincés ici tous les deux ; je vous propose de venir dessiner. Dessiner votre B.U, ce que vous pourriez changer avec ce benchmark.
- Je veux bien essayer, mais je ne dessine pas bien !
- C'est juste une expérience, sans classement ici ! Il n'y a ni résultat attendu, ni erreur possible. Juste l'expérience.
Magali se dirige vers le paper board, puis le stylo à la main, devant la page blanche :
- Je ne vois pas ce que je peux dessiner ?
Je réalise à cet instant que, pour changer notre relation, je dois peut-être quitter ma "position basse" de coach. Je peux bouger moi aussi, dans mon corps, dans l'espace. Je m'approche de Magali pour découvrir alors une expérience inédite : dessiner à quatre mains !
Je prends un stylo, j'hésite aussi un instant, puis je pars de ce qui est devant moi, simplement : Magali, que je symbolise bien au centre de la page.
- Voilà, je vous dessine comme je vous vois là, au coeur de votre B.U.
- Dans cette situation, moi je me voyais plutôt entre la holding et la filiale, sur le côté.
- Ici, avec nous, vous êtes au milieu de nous.
Puis, j'esquisse un grand cercle sur la page et autour d'elle, pour symboliser les 600 collaborateurs de sa B.U.
Amusée, Magali trace alors un premier cercle autour d'elle et plus proche. Je reviens dans le groupe et j'attends, amusé et intrigué car le dessin n'est pas visible. Après plusieurs minutes, Magali se retourne :
- Voilà… J'ai représenté mon premier cercle de managers. J'ai mis des couleurs pour ceux qui partageront volontiers avec moi sur cet audit et ce que nous pourrions en faire… J'ai envie de rencontrer chacun. Je ne sais pas aller plus loin pour l'instant.
Un dirigeant questionne : Et ton deuxième cercle ? Puis un autre : As-tu pensé à intégrer cet audit social dans ton projet d'entreprise ?
- Non mais j'ai envie de m'arrêter là, aujourd'hui. Et construire la suite avec mon équipe.
- Et votre météo interne ?
- Les nuages se dissipent !
Quand le client et son coach ont le même virus
Je me tourne vers le groupe :
- Qui aimerait partager sur cette expérience : non pas des conseils, Magali n'en demande pas ! Mais plutôt votre écho personnel ?
Elaine, dirigeante d'une pépinière d'entreprises :
- Il n'y a pas d'erreur possible, ni de résultat attendu ici… Cette phrase m'a beaucoup interpellée ; cela m'ouvre sur un autre style d'animation avec mon équipe : l'inconnu, l'énigme, l'inventivité…
A cet instant, le mobile de Stéphane vibre. Il regarde le numéro appelant, hésite, puis décroche :
- Oui… Non… Je ne peux pas maintenant. Je vous rappelle demain matin à 8 heures. Oui, d'accord, nous en parlerons demain matin.
Gêné, Stéphane éteint puis range son téléphone.
- Qu'est-ce qui a changé, Stéphane ?
Après un long silence :
- Ce que je viens de faire à l'instant : j'attendais cet appel important, mais pas vraiment urgent ; j'ai décidé de différer !
- Et quel effet ça vous fait ?
- Beaucoup de frustration ! Mais je sais aussi que ça peut attendre.
- Qu'attendez-vous de la suite de l'après midi ?
- J'aimerais avoir votre regard sur ma situation.
Quand j'entre en résonance avec le client, il m'arrive d'évoquer mon expérience à travers un client imaginaire ; cela permet de me distancier. Mais ici, l'écho est trop fort. Alors, j'accepte ce qui se passe :
- J'ai hélas le même virus que vous ! J'ai du mal à me passer de ma messagerie, de mon palm et de mon mobile : j'ai peur de perdre des contacts importants.
- Et que faites-vous alors ?
- Mon bureau est chez moi, alors j'invente des rituels pour poser des frontières : avant de me connecter le matin, je prends le temps, et aussi le plaisir, du petit-déjeuner avec mes enfants… J'éteins mon mobile le soir ; et aussi quand je suis en réunion. C'est ce que vous avez fait à l'instant.
- Vous connaissez le virus, mais pas le vaccin !
- Connaître le virus peut parfois aider.
- Et pour moi ce serait quoi ?
- Vous seul avez la réponse. Le groupe vous a donné des pistes : la peur ne pas tout maîtriser, de ne pas exister…
Nous nous sommes arrêtés là. Je ne cherche pas à résoudre la demande de chacun pendant la séance ; il s'agit juste de donner des clés qui permettront d'ouvrir de nouvelles portes après la séance. Pour Stéphane, l'embolie des mails est aussi un "effet du système"… Une partie de la réponse de Stéphane est à inventer avec ses homologues, comme Magali.
Gouverner, un " métier impossible"
L'après midi s'est poursuivie au rythme de chacun et avec, à chaque fois, le plaisir d'une co-création singulière. Au fil des séances, une plus grande confiance s'installe dans le groupe et permet un travail plus en profondeur.
Ce dispositif est largement pratiqué dans les métiers où le professionnel est son propre outil de travail : médecins, thérapeutes, coachs, enseignants…
Le management est aussi l'un de ces métiers que Freud qualifiait d'impossible : "Il existe trois métiers impossibles : soigner, éduquer, gouverner". Impossible car "on peut d'emblée être sûr d'un succès insuffisant". Impossible aussi, car la pratique professionnelle n'est pas scientifiquement garantie !
Mon propre cheminement dans ces métiers m'a donné envie de créer cette formule pour des dirigeants ; et aussi pour des managers de proximité : les contradictions entre les prescriptions, les injonctions et la réalité sont encore plus fortes sur le terrain.
Comme la supervision pour les coachs, ces espaces sont un "outil de santé" pour les managers : prendre du recul sur des situations complexes et des sujets tabous permet de s'en distancier, de recréer de nouvelles solidarités…
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