15
OCT 09

Comme au jardin

J'aime arriver en avance à chaque séance. Mon amie avocate me loue un bureau libre de son cabinet. Je sonne. C'est sans doute Aurore, son assistante, qui va ouvrir.

vous préférez sonner plutôt que prendre les clés. Deux notes métalliques et légères. Comme un point d'exclamation dans le silence. Je viens vous ouvrir. Echange de sourires. « Votre cliente est là » dis-je. Un nuage passe dans vos yeux. Vous ne pourrez pas contempler le ciel aujourd'hui. Debout contre la fenêtre ouverte, toujours en silence, comme un rituel.
« Elle arrive en retard d'habitude » dites-vous en poussant la porte derrière vous. Et là maintenant, dans le couloir, vous semblez hésiter. Votre sourire revient, avec un merci sur les lèvres, quand je dis : « J'ai préparé un plateau et mis de l'eau à chauffer pour vous deux. »

Je retourne à mon bureau et je vous laisse aller à un autre rituel. Ouvrir les boîtes rouges ou noires, rondes ou carrées. Sentir, choisir un thé, prendre les feuilles dans vos doigts. Et les poser dans la théière, en fonte ou en terre. « C'est comme ramasser les feuilles au jardin quand l'automne est doux » m'avez-vous confié un jour dans la minuscule cuisine. « Même bruissement. Même senteurs végétales. » Vous semblez vivre dans un vaste jardin sans clôture. Un jardin sensuel.

Au début, vous restiez distant avec moi. Un peu sauvage aussi. Pourtant votre présence invite à la confidence. Et la confidence enchante. Un jour, en prenant l'agenda sur le bureau, vous vous êtes assis devant moi. Vous avez noté au crayon de bois votre prochaine séance. Et j'ai eu envie de vous parler. Vous m'avez écouté. Le temps des horloges s'est arrêté. Et puis, vous m'avez posé une question. Une question étrange. Non par curiosité mais comme pour m'inviter à trouver une autre morale, moins morale, à mon histoire : « Qui vous aime malheureuse, Aurore ? » Dans l'instant, la question est restée sans réponse. D'ailleurs vous n'attendiez rien, me semble-t-il.

Je vous entends maintenant revenir dans le couloir. Vous frappez à la porte où elle attend et vous entrez. Les tasses s'entrechoquent un instant sur le plateau et vous refermez
la porte. Votre métier est étonnant. Ni dossier ni cahier. Pas comme votre amie, Maître O. Vous venez ici trois ou quatre fois par semaine. Le soir aussi parfois. Quand je passe dans le couloir, j'entends des éclats de rire derrière la porte close. Pourtant, un jour, j'ai aperçu une grande boîte de mouchoirs sur une étagère. Des fois, vous sortez avec le front plissé ou le visage triste. Vous êtes peut-être un alchimiste de la mélancolie. Un jardinier des émotions.

Je fais glisser la souris sur le tapis bleu et l'écran de veille disparaît. Je clique sur le dossier « Décrocher des étoiles ». Je me souviens de votre sourire quand vous avez lu ce nom sur un classeur. « Pourquoi souriez-vous ? » vous ai-je demandé, surprise. Silence. J'ai ajouté : « C'est le nom d'une agence de pub créée par une femme. Et Maître O. la défend contre ses actionnaires. » Alors vous m'avez raconté l'histoire d'une jeune femme. Une pilote de chasse qui voulait devenir astronaute. Elle cherchait à mieux se connaître pour traverser les épreuves qui l'attendaient : jeux savants de l'esprit et joutes guerrières modernes. Test de l'âme et stress du corps. Vous lui avez demandé : « Pour qui voulez-vous décrocher des étoiles ? » Autre
question bien étrange ! Et quand j'ai voulu savoir ce qu'est devenue cette jeune femme, vous m'avez répondu en souriant : « Sidera addere cælo ». C'était comme une énigme. Alors j'ai cherché sur Internet. C'est un adage : Ajouter des étoiles au ciel. Un adage écrit dans un jardin philosophique. Le jardin derrière la maison d'Erasme à Anderlecht. J'imagine l'astronaute écoutant le chant des étoiles aujourd'hui.

Je crois que je vous ai apprivoisé maintenant ! Vous restez plus souvent après une séance. Debout, contre le mur ou la porte. Et je ne sens plus le besoin de vous raconter le plus triste chapitre de mon roman personnel. D'ailleurs mon regard sur les jours anciens et cruels a changé. Et nous parlons de la saveur du temps présent, de la douceur de vivre. J'aime partager ces moments en votre compagnie. Hier, je vous ai cité une phrase que j'ai aimé découvrir : « Le bonheur, c'est l'art de faire un bouquet avec des fleurs qui sont à notre portée ». Les mots que nous aimons sont encore plus savoureux quand nous les partageons.

Bientôt,
hélas, il n'y aura plus d'instants philosophiques. L'autre jour, je vous ai entendu parler d'un projet avec Maître O. : vous cherchez un espace à vous et pour ceux que vous aimez accompagner. Un clair atelier, sous les toits ou sur cour. Une crique sous les étoiles ou un jardin poétique. Mais alors vous allez retourner à l'état sauvage ! Choisissez, si possible, ce jardin sans trop de clôtures.

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