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JUI 09
« Ce qui manque n'est pas le temps, mais la présence au temps. »Ces mots que je croyais oubliés me reviennent en mémoire lorsque, dans un coaching en groupe, une participante déclare : « Nous devons gagner du temps ! »C'est le premier tour de table et j'ai invité chacun à prendre le temps de se poser. Prendre un moment pour soi puis nommer son envie pour cette séance.La jeune femme ajoute : « Il faudra gagner du temps dans nos manières de travailler. »Elle pointe peut-être cet instant de présence que je prends le soin d'étirer, de dilater. Un temps qui peut sembler vide, inutile en apparence.Alors je me surprends à citer cette phrase découverte dans La lumineuse histoire du Prince qui manquait de tout. Une fable initiatique où un prince souffre de toutes sortes de manques : manque de temps, de reconnaissance, d'amitié…Aucun participant ne relève. La citation est peut-être trop décalée, incongrue ici ? Le groupe réunit différentes tribus professionnelles au sein d'un hôpital pour des personnes âgées : des infirmières, un médecin, un cadre soignant, une diététicienne… Je les accompagne pour trouver comment lutter contre la souffrance au travail ? Comment faire face aux admissions plus nombreuses, aux urgences, à une nouvelle organisation ?
Pour l'équipe de direction, ce qui est source de souffrance, de tensions, c'est la difficulté pour chaque métier de rencontrer l'autre dans ses différences, ses contraintes, ses besoins.
Alors j'ai proposé à cette tribu dirigeante de faire aussi l'expérience de la rencontre avec le groupe. Rencontrer chacun, un instant, dans ses différences, ses besoins, au début du parcours, à la fin et à l'envi.
Au fil des séances avec le groupe, je découvre que les tensions se dissipent. La fluidité émerge simplement quand chacun prend le temps de se poser, de s'écouter, d'imaginer et créer ensemble.
Et la citation, que je croyais décalée, est revenue plus tard quand j'ai clôturé la séance avec une question étrange :
- Qu'est-ce qui, cet après midi, vous a le plus nourri ?
- C'est étonnant déclare un cadre après un long silence serein. Je n'ai pas pris de notes aujourd'hui. J'ai beaucoup écouté. Et je retiens ces mots : « Ce qui manque n'est pas le temps, mais la présence au temps » et aussi ce que vous avez ajouté : « Ce qui manque c'est aussi, parfois, la qualité de présence à soi. »
Je me souviens alors d'un autre temps où j'étais « chasseur de temps » : expert du « time to market » dans l'industrie, du « juste à temps » dans les services…
Aujourd'hui, je préfère faire de la place au temps. C'est comme si me laisser devenir amoureux de la vie, marcher dans les forêts et les jardins philosophiques, avait fait de moi un jardinier du temps. C'est bien plus confortable et serein que la chasse !
***
Voici un extrait du conte :
« Sire, avait écrit le Prince, je manque de temps. Votre Majesté peut-elle quelque chose à cet égard ? »
Le Roi demeura seul à lire et relire la missive de son fils. Lorsqu'il eut pris, semble-t-il, la mesure du problème, il résolut de faire appeler au palais le Grand Horloger du royaume. Il avait une idée dont il voulait s'assurer de la faisabilité avant de la soumettre à ses ministres, qu'il s'empressa de réunir.
Il leur exposa ce dont le Prince souffrait et proposa, ayant pris l'avis autorisé du gardien du temps, d'augmenter de trois heures la durée de chaque jour et de trois jours la durée de chaque semaine.
Les ministres, devenus tout comme le Roi fort âgés, ne virent que des avantages aux allongements envisagés.
Le souverain ordonna donc, afin que nul ne souffre plus du manque de temps, qu'un jour compte désormais vingt-sept heures et une semaine dix jours.
Il pria son fidèle Serviteur d'écrire sur-le-champ à son fils que toutes les horloges du royaume devraient désormais afficher vingt-sept heures et tous les calendriers cinq cent vingt jours.
C'est en prenant infiniment de temps que le domestique de Sa Majesté trempa sa plume dans l'encrier pour notifier au Prince l'ordonnance royale.
« Quelque chose ne va pas ? demanda le Roi.
- Il me semble, Sire, si je puis me permettre, que ce qui manque n'est pas le temps mais la présence au temps.
- Que veux-tu dire par là ? interrogea le monarque.
- Que le temps, Sire, est associé dans l'esprit des gens à l'idée de fin. Aussi, pour conjurer la mort qui peut survenir à tout moment, ils évitent d'habiter l'instant. Ils préfèrent vivre dans le passé, ils privilégient le futur et quand, d'aventure, ils sont dans le présent, ils s'agitent en tous sens pour tenter d'oublier l'issue qui les effraie.
- Entends-tu, mon ami, demanda le Roi, qu'ils feignent de croire que si la mort les guette et qu'ils ne sont pas là, elle les épargnera ?
- C'est bien cela, répliqua le vieux Serviteur.
- Et tu penses, je présume, qu'ajouter au temps des heures et des jours n'est que vaine entreprise.
- Sans doute, Sire, rétorqua le serviteur.
- Je vois, je vois dit le souverain. Cependant, ajouta-t-il, un petit coup de pouce peut-il être nocif ? »
Et c'est ainsi que, partout dans le royaume, chaque année dura pratiquement deux fois plus longtemps, sans pour autant que ceux qui manquaient de temps jouissent davantage du présent.
La lumineuse histoire du Prince qui manquait de tout. Jacques Schecroun. Editions Albin Michel
Et, si vous aimez, voici un autre extrait du conte sur un autre manque.