« Le monde n'est pas bien rangé, c'est un foutoir.
Je n'essaie pas de le mettre en ordre. »
Garry Winogrand
Ces mots-là c'est sur l'une des premières pages de BABYLONE, le nouveau roman de Yasmina Reza. Et quand j'ai commencé ce livre-là je ne savais pas trop où ça allait – oui, c'est aussi un peu comme un foutoir au fil des pages. Mais je me suis laissé faire et j'ai beaucoup aimé alors (peut-être parce que j'ai souvent voulu ranger le foutoir du monde, enfin mon foutoir personnel. Mais maintenant je vois bien que c'est pas possible.)
La trame est celle d'un polar autour d'une fête d'anniversaire, au printemps, et puis un drame chez les voisins du dessus (je n'en dis pas plus, là, pour ne pas divulgacher l'intrigue). Et la narratrice en profite alors pour parler de l'amour et de la mort, du couple et de nos exils intimes, de la fulgurance du temps humain, un peu comme les flocons de neige dont on ne sait « si ça va tenir ».
C'est noir mais lumineux, désenchanté mais délicieux.
Et la photo sur la couverture du roman, c'est aussi de Garry Winogrand, un photographe de la ville qui aime se plonger aussi dans le cours des affaires humaines.
Quelques extraits choisis, sans vraiment d'ordre alors.
Je ne sais plus trop comment ni pourquoi j'en arrive à lui raconter ça mais là je suis en train de lui dire que le matin, sous la douche, j'aime bien prendre le temps de me savonner le dessous et puis le bout de mes pieds, et bien sûr alors ça m'oblige à me contorsionner et me tenir en équilibre – sur un pied et puis sur l'autre –, mais j'aime ça parce que sinon c'est comme si je ne m'étais pas lavé. Enfin seulement à moitié.
– Mais tu sais, elle me dit, quand tu fais ça c'est comme si tu étais encore un bébé parce que c'est plutôt avec les bébés que l'on fait ça, et alors c'est comme la marque de l'infantile encore en toi !
Chaque année c'est plus ou moins la même chose : Noël en famille et retour en enfance alors ; et le jour de l'an sur le dancefloor, avec des amis, ou bien de l'autre côté du monde, au soleil… Ou au contraire retraite spirituelle ou plusieurs jours de jeun… Et puis, au retour, plein de bonnes résolutions et puis les vœux de bonheur, de santé, etc, pour tous ceux qu'on aime ou pas vraiment.
Mais malgré tout ça, les choses ne changent pas trop au fond. Oui, ça semble tourner en rond toujours, ça patauge autant que chaque année.
Et si, pour une fois alors, vous preniez un instant pour regarder ça, déplier ce qui vous agite ou vous retient ?
« Les inquisiteurs depuis la fin de la Renaissance affirment l'existence de preuves objectives de sorcellerie, des stigmates indiscutables qu'ils appellent les « marques insensibles ». C'est par là qu'on confondait les sorciers. On prenait soin de raser entièrement le corps des individus suspects ligotés nus sur une table, on demandait à un chirurgien dépêché exprès de « chercher ». Chercher, c'est-à-dire enfoncer de longues aiguilles qui faisaient hurler les malheureux, jusqu'à trouver, trouver un morceau de corps tout à fait insensible, tellement que de l'aiguille enfoncée il ne ressortait rien. Ni un cri de douleur ni une seule petite goutte de sang. »
C'est un extrait de "Possédées", un roman de Frédéric Legros. Et c'est plutôt insoutenable la lecture de ce livre-là, enfin surtout les dernières pages. Oui, à partir de ce moment-là c'est de la torture. Et pour le lecteur aussi.
Mais je ne l'ai pas choisi pour ça.
Je ne sais plus trop pourquoi mais, un beau jour, les choses ont fini par mal tourner avec Anastasia D. Oui, ça faisait presque deux années que je venais, comme ça, un jour ou l'autre de la semaine. J'avais travaillé sur une idée de carte orange pour Lille et sa région et puis sur un système de transport pour les personnes handicapées à Amiens. Et c'était surtout les sondages qui tournaient bien. Le développeur de QUESTIONS ® se régalait avec moi parce que je forçais un peu trop son logiciel, alors ça buggait et ça l'obligeait à ne rien laisser au hasard. C'est comme si je voulais toujours pousser les choses à bout. Et, surtout les gens derrière les choses. C'était même une forme de bagarre avec lui, mais ça ne le gênait pas, bien au contraire. Il augmentait ainsi la résistance de son logiciel et il ajoutait des subtilités inimaginables auparavant.
Et tout ça me revient aujourd'hui sous le signe de la bagarre alors que je m'étais toujours raconté cette histoire-là sur un mode glamour, genre premières découvertes et créations en entreprise.
C'est du côté des histoires qui se répètent que j'ai proposé aux étudiants d'aller voyager l'autre soir. C'était la deuxième séance du Master à Paris 2. Sur le fil de l'inconscient toujours et parce que, même si le coaching est tendu vers le futur, un futur supposé meilleur, le passé est toujours là, au présent. Mine de rien et à fleur de peau.
❝ Qu'est-ce que l'inconscient ? L'inconscient ne se manifeste pas seulement dans les lapsus, les actes manqués ou dans les rêves. Il nous est beaucoup plus vital et intime. L'inconscient est surtout la force souveraine qui nous pousse à choisir la femme ou l'homme avec lequel nous partageons notre vie, à choisir la profession que nous exerçons et qui nous confère une identité sociale […] et il est un autre pouvoir de l'inconscient, plus irrésistible encore : c'est la répétition. Par dessus tout l'inconscient est la force qui nous pousse à répéter sereinement les mêmes comportements heureux – et alors la répétition est une répétition saine et l'inconscient une force de vie – ; ou qui nous pousse à répéter compulsivement les mêmes erreurs et les mêmes comportements d'échec – et alors la répétition est une répétition pathologique et l'inconscient une force de mort. ❞ J.-D. NASIO - L'inconscient, c'est la répétition – Editions Payot
"Danser devant le buffet", "Accoucher d'une souris", "Passer sous les fourches caudines"… C'est Anastasia D, la directrice du cabinet d'études, qui sortait ces formules très imagées. Au début, j'ai cru que c'était de la poésie surréaliste ou bien des énigmes, mais ça revenait souvent alors j'ai compris que c'était des expressions populaires. Je ne connaissais pas cette manière de parler. C'était comme une nouvelle langue étrangère bien plus vivante que le latin de messe.
Anastasia D sortait ça à la mairie d'Amiens ou de Villejuif, à la SNCF ou au conseil régional du Nord-Pas-de-Calais. Je l'accompagnais pour m'imprégner des problèmes de mobilité dans les villes et tout autour. Parfois on allait aussi au Parti Communiste parce qu'elle faisait du conseil en communication.
Hugues O, son fils, venait aussi. Il était sociologue, il parlait avec beaucoup de savance et il écrivait plein de rapports sur les gens et leurs stratégies de déplacement, seuls ou tous ensemble. Il noircissait des pages et des pages pour la secrétaire, comme s'il faisait une thèse à chaque fois. Il réfléchissait beaucoup aussi et il fumait tout autant dans son petit bureau qui était comme une chambre à côté de sa mère.
Eva et moi nous aimons ouvrir en janvier prochain un groupe pour "accompagner ceux qui accompagnent" et faire ainsi du "travail de soi" une source vive du travail d'accompagnement des autres, en individuel, en groupe ou en collectifs humains.
Un groupe animé en duo donc et aussi un groupe "supervisant". A l'écart ainsi des sentiers battus de la supervision autour d'un modèle ou d'un maître.
Quelques lignes alors sur ce qui nous anime.
« Fais le beau, Attaque ! », mon histoire en écriture, ça continue. Un nouvel épisode, là.
Et d'abord, quelques lignes sur le feuilleton précédent : « Côté passager »
Dans la voiture du frère dominicain, sur le chemin vers la Dordogne, je voyageais aussi dans ma tête. Des souvenirs de rodéo dans une Jeep de l'armée, un passage éclair dans une école pour moniteurs d'auto-école et aussi un accident avec ma mère, dans sa Renault 14. Le coté passager c'est aussi la place du mort mais je l'ai échappé belle, là.
Arrivé à Mézels, dans la chapelle, j'ai découvert un étrange rituel pour les postulants au noviciat. Alors, après ça, j'étais impatient de rentrer à Paris.
"Analystes et écrivains sont des rôdeurs de frontières, le domaine qu'ils fréquentent et dont ils reviennent avec des mots vivants n'appartient à personne, et le temps des urgences et des délais, des commencements et des fins, n'y a pas cours." C'est François Gantheret, qui écrit ça dans son essai "La nostalgie du présent".
Ce psychanalyste-là aime passer tour à tour du fauteuil à sa table d'écriture, et c'est aussi ce voyage-là que Yvon Alamer a aimé entreprendre dans son ouvrage "Un manager à nu".
Il n'est pas du tout psy, Yvon, non c'est « un mec qui est plus ou moins cadre dirigeant dans une grande société qui vend de l'image et du bien-être » dit-il, et « un mec qui n'a pas beaucoup profité de son enfance, qui a fait des études, marié (avec une femme), trois enfants (de la même épouse), plus ou moins tous ados » il ajoute.
Mais, avec une séance chaque semaine à l'atelier, il est devenu un peu "analysant" et il a attrapé le goût des mots, des mots parlés et des mots écrits.
Deux ou trois extraits de son livre, en partage, là.
Je sais bien que ça ne se fait pas mais, pendant que je l'accompagnais, je ne pouvais pas m'empêcher d'écrire. Irrésistiblement. Un, deux et trois billets. À la fois sur lui et sur moi, sur des histoires d'avant et d'aujourd'hui, sur le sale et le lait, sur le grognon et ce qui pue, sur la cruauté de l'enfance et les tondeuses à gazon…
Parce que ce n'est pas une excuse mais les jeux de transfert, ça entremêle toujours beaucoup de soi et de l'autre. Sur le coup. Alors je ne pouvais pas m'empêcher d'écrire. Et c'est souvent dans l'après-coup que ça se comprend.
J'ai caché les trois billets au fond de mon blog mais, un beau jour, il les a découverts.
– Vous écrivez sur moi, il m'a dit.
– Oui, c'est à vous d'écrire votre vie si vous voulez, j'ai répondu sans trop me démonter. Et il m'a raconté que sa mère aussi écrivait pour lui quand il était petit d'homme. Chaque dimanche soir, il lui demandait de faire ses rédactions. Alors il m'a pris au mot. Oui, il a essayé de changer un peu le sens de l'histoire.
Un, deux, trois. Trois premiers billets de son cru, comme un journal intime et sur le fil des associations libres. Et puis d'autres encore, au fil de nos séances. Et puis après aussi. Et tout ça aujourd'hui c'est devenu un livre. Ça s'appelle "Un manager à nu". C'est publié chez Kawa et avec un pseudo parce que c'est intime toujours. Je n'ai jamais lu ça ailleurs.
Et depuis, j'ai arrêté d'écrire sur lui. Enfin juste quelques lignes, pour la préface.
Eva a aussi rencontré Yvon, c'était à un atelier de campagne, et alors elle a aussi écrit une page pour son livre. C'est là sur son blog : « Manager analysant »
Et mon prochain billet, ici, ce sera un large extrait du livre d'Yvon parce que c'est vraiment bien ce livre-là.
« Ici, on franchit les limites de l'intime, mais sans limite. » « C'est plutôt votre question qui est bizarre. » « Il n'y a pas de cadre. » …
Ça c'était des réponses à ma question, l'autre soir, pour la première supervision en groupe à Paris 2 : Qu'est-ce qui, là, ce soir, vous semble peut-être un peu bizarre ou saugrenu, plutôt étrange ou étranger ?
Oui, j'ai commencé comme ça, pour mettre chacun un peu dans l'ambiance, parce que le sujet c'était : A l'écoute de l'inconscient.
En soi et en petit groupe alors. Et en mode supervisant plutôt que supervisé…
– Dis, ça te dirait d'écrire une note, genre l'œil du psy, pour "Bigoudis", un livre à paraître sur les coulisses des salons de coiffure ?
C'est Henri Kaufman, le boss éditorial de Kawa, qui m'a proposé ça cet été. Et moi, sans trop savoir pourquoi – enfin si, parce que j'aime beaucoup les coulisses et l'envers des choses –, j'ai aimé dire Oui.
Alors j'ai pris le temps de découvrir le manuscrit en écriture de Christine Rosana :
« À cette époque, la mode ne s'éparpillait pas encore en tendances, il n'y en avait qu'une et elle sacralisait les blondes platine. Pour faire les décolorations, on envoyait la nouvelle apprentie que j'étais quérir un très précieux élixir. Deux fois par semaine, je me rendais à la droguerie et j'avais pour mission d'acheter de l'eau oxygénée titrée à 110 volumes. Je laisse apprécier les connaisseurs. Pour les profanes, sachez que le maximum autorisé dans la profession était de 40 volumes. »
Ça c'est un extrait. Et j'ai adoré. Ça et la suite. Alors je me suis laissé écrire à mon tour sur ce qui se trame d'incroyable mine de rien – enfin de pulsionnel –, pour ces artisans de l'intime et aussi pour nous-même, à leur contact. Oui, pourquoi nous aimons tant nous faire papouiller, prendre la tête et nous faire couper comme ça, impunément, des parts de nous-même ?
Et finalement ça s'appelle "Confidences d'une coiffeuse" et ça vient de paraître. Chez Kawa donc.
La suite de l'extrait, là :
« Si par malheur, lors de la préparation du savant mélange quelques gouttes atterrissaient sur mes doigts, la brûlure qui palpitait sous la mousse blanche était fulgurante. Même en rinçant immédiatement la peau avait déjà rougi.
Sans aucun complexe, avec ce liquide que certain surnommait « l'eau bénite », nous exécutions les décolorations complètes de la chevelure ou seulement quelques mèches.
La plupart du temps, dès l'application du mélange, la réaction chimique ne se faisait pas attendre. Fumée au-dessus du crâne, picotements d'abord puis douleurs ensuite, du châtain le plus sombre, les cheveux passaient au platine le plus pur. Dans notre jargon nous disions que la dame était cuite. Le cuir chevelu l'était en tout cas, décapé au mieux, au pire boursouflé, cloqué, régulièrement perlé de sang. On peut dire sans ambages que nous jouions avec le feu ! »
Et puis mes lignes en avant-propos de l'ouvrage, ici.