– Pas trop de mousse, s'il te plaît.
La femme venait de se lever et poser sa choppe sur le bar pour un autre demi visiblement.
Pourtant c'est un délice l'écume sur les lèvres, j'ai pensé.
– Je déteste ça, la mousse ! elle a ajouté tout en tripotant le petit carré buvardeux qu'on pose sous le verre. Pour la mousse justement.
J'avais fini mon café, j'allais partir, mais vu comment elle insistait, je me demandais de quoi il en retournait avec son histoire de mousse. Ça devait représenter quelque chose de bien particulier pour elle.
C'est fou. Je pensais à mon rêve du matin, tout en morceaux et encore incompréhensible – avec juste un hamster en plein soleil – et là, à l'angle de l'avenue de Suffren et de la rue qui mène au divan, un type venait de tailler à l'équerre visiblement tout le lierre bien accroché à la grille.
Enfin, ce n'était pas visible d'emblée, c'est d'abord l'odeur qui m'a accrochée. Oui, c'était soudain comme dans les boutiques Massimo Dutti.
À Paris ou à Madrid, c'est la même fragrance dès l'entrée. Terreuse et musquée, avec des notes d'agrume. Et à chaque fois, ça me rend un peu fou justement. Sans doute parce que c'est terreux et musqué.
En ce moment, avec les odeurs je fais des associations bizarres. Des sortes de lapsus olfactifs peut-être.
L'inconscient ne reçoit pas sur rendez-vous ! Ça m'est venu l'autre jour en Twingo, je roulais sur la D28, ça n'avait rien à voir, mais il y avait pas mal de coquelicots au bord d'un champ de blé, juste avant la moisson. Alors je me suis arrêté un instant pour faire un ou deux clichés. Et c'est cette histoire de sans rendez-vous qui a surgi. Comme ça, tout d'un coup. Sans rendez-vous justement. Les mots d'esprit sortent aussi de l'inconscient, un peu comme des chatouilles.
Et ça m'ouvrait une piste complètement à rebrousse-poil pour la vie – dans mon rapport à la vie inconsciente je veux dire. Il y a bien sûr tous les oublis, les actes manqués, les ratages en continu dans la journée, et puis les rêves de la nuit mais, pour trouver de quoi il en retourne, c'est toujours comme un jeu de l'oie : j'ai besoin de passer par la case divan. Même jour même heure. Sur rendez-vous justement.
Je me demande encore comment je suis arrivé là. C'est peut-être un algorithme qui m'a capté, tracé ? En tout cas, il y a quelques semaines, ou même plusieurs mois déjà, je n'ai pu m'empêcher de m'abonner au fil de BRUT BUILDS sur Instagram. Je l'ai ajouté à mes favoris aussi.
C'est un concentré de spots aux quatre coins du monde sur des architectures de béton armé. La cité radieuse, à Marseille. Le terminal TWA de l'aéroport JFK, à New York. Sainte-Marie de la Tourette, un couvent de dominicains près de Lyon. etc.
Depuis quelque temps, je cafouille ou je défaille a tire larigot visiblement. Peut-être une sorte d'ataxie (*). Tout ça inquiète mon entourage et fait craindre le pire pour le futur, pour mes vieux jours.
Là, par exemple, j'avais acheté des pensées chez Momo le dépanneur du village d'à-côté. Dès que le printemps arrive, ce gars-là installe toutes sortes de plants sur les trottoirs autour de sa supérette. Oui, à foison, entre les tabloïds de L'Yonne Républicaine et les bouteilles de gaz. Les pensées c'était pour remplacer des vivaces au jardin qui, au fil des années, avaient fini par péricliter aussi.
Accompagner à distance est tellement habituel aujourd'hui, qu'on finit par ne plus se poser la question.
Oui, au téléphone ou en visio, alors qu'on n'est plus confiné, le « sans contact » devient la norme. Et il y a d'ailleurs plein de plateformes numériques pour ça. De plus en plus.
Pourtant, travailler avec seulement un ou deux de nos cinq sens met à l'épreuve toute notre pratique. Ça polarise mine de rien, ça altère, ça bouleverse en profondeur notre manière d'écouter, de percevoir, de penser, de faire des liens... Quoiqu'on en dise.
Même si, au fil du temps, chaque coach, chaque thérapeute re-trouve des manières très intimes, très singulières, d'accommoder, de compenser.
L'autre fois, j'ai rêvé toute la nuit – enfin j'avais l'impression que c'était vraiment toute la nuit – mais le souci c'est que ce rêve-là c'était juste une chanson qui tournait en rond dans ma tête. Quelques notes. Un refrain.
C'était rageant, j'étais soudain enragé je veux dire, parce que ça semblait échapper aux différentes entourloupes, à toute la mécanique de censure qui bat son plein dans chaque rêve et que pourtant je crois bien connaître à présent.
Oui, par exemple, je me retrouve de plus en plus souvent avec juste un bout de rêve au réveil. Une image, une séquence coupée d'un scénario comme un thriller, ou même un seul mot, mais qui s'impose alors, qui insiste.
L'autre nuit, c'était sans doute la trace la plus minuscule. Plus petite encore qu'un air de chanson. Une seule lettre, un atome de rêve en quelque sorte : la lettre X, posée quelque part sur une route, je ne sais plus où.
Je ne sais pas trop si vous vous êtes déjà allongé sur un divan ? Pour parler de ce qui vous taraude ? Ou de ce qui déraille souvent, ici et là, dans vos amours ou au boulot ? Pour craquer le code de vos rêves aussi, si vous aimez rêver peut-être ?
Et ainsi entrevoir votre manière toute particulière d'être dans votre vie, d'être en vie. Et alors « arrêter d'emmerder les autres » ; c'est Fabrice Luchini qui dit ainsi les effets du divan pour lui.
Et si c'est ça, alors à un moment donné, vous vous êtes sans doute laissé aller en associations libres. Enfin plus ou moins, parce que ce n'est vraiment pas facile, je trouve, cette manière de parler, de se dire soi-même. Ce n'est pas habituel en tout cas.
Et c'est pour ça que les gens veulent préparer, s'accrocher à un fil de pensée par peur de le perdre, censurer tout le bizarre ou les fantaisies personnelles qui surgissent, etc. C'est toute une mécanique de défenses inconscientes qui se fait jour ici et qui fait aussi partie de notre névrose.
– Je sais pas si ça existe, mais c'est un peu comme un coiffeur qui n'irait jamais chez le coiffeur.
C'est à la coiffeuse, dans le salon près du théâtre, que je disais ça l'autre jour. Oui, elle prenait le temps de me peaufiner, aux ciseaux, à la tondeuse, ici et là – dans la nuque, autour des oreilles – et tout en même temps, elle me questionnait sur la psychanalyse.
Sans doute parce que la fois d'avant, j'avais évoqué un instant mon métier. Mais ça restait sans doute confus, parce qu'avec les produits L'Oréal juste devant moi – la laque souple Infinium, la pâte sculptante Tecni Art –, j'ai aussi parlé de consultations pour des entreprises parfois. Comme L'Oréal justement.
Agresser l'autre c'est mieux que s'agresser soi-même !
C'est ma psy qui m'a dit ça l'autre soir. Enfin elle l'a dit de manière plus savante, avec deux mots que je ne connaissais pas. Hétéro-agressivité et auto-agressivité. Et l'une vaut mieux que l'autre donc.
Tout ça parce que depuis un moment, je balançais pas mal de noms d'oiseaux et d'insultes sur son divan. Ça me surprenait moi-même et ce n'était pas contre elle a priori. Non, j'étais en rage contre un type qui m'avait méchamment percuté en vélo la veille au soir. De plein fouet. Il remontait la rue en sens interdit, le nez en l'air ou un peu bourré. J'étais aussi à vélo et cette rue-là trop étroite pour l'éviter.
L'enfance est le sol sur lequel nous marchons toute notre vie et, bien davantage encore, les tous premiers instants en bord de mère. Oui, là où l'on apprend à être en vie, à être avec l'autre et contre l'autre. Quels que soient l'art et la manière de cet autre-là.
Et c'est forcément tout un monde quand cette part-là se dérobe pour de bon, quand cet autre primordial en vient à partir à jamais.
C'est le récit de cette traversée ultime, bord à bord, « à l'heure des mamans », qu'Eva entreprend d'écrire dans « La bordée ». À sa manière. Et côté passager.